Au cœur des lobbys européens. « Vous êtes euro-critiques? Alors votez! »

Alors que nous sommes appelés à élire fin mai un nouveau Parlement, et que les enjeux de civilisation n’ont jamais autant mobilisé les Européens, nous avons voulu savoir comment fonctionnaient les institutions et les fameux « lobbys ».
Rencontre avec Sophia Kuby, directrice de l’European Dignity Watch, un organe de veille qu’elle a fondé il y a 4 ans et dont le but et de fournir des analyses et des arguments aux députés, d’informer et de faire coopérer les citoyens sur les questions des libertés fondamentales et de la dignité humaine.

Propos recueillis par Claire Villemain

Sophia  2

Être chrétien et faire du lobbying, voire de l’activisme, est-ce cohérent selon vous ?
Sophia Kuby Nous sommes mis face à des grands enjeux de civilisation qui nous dépassent parfois : l’effondrement des familles à grande échelle, des limites de plus en plus inquiétant de la liberté de conscience, la non-reconnaissance d’un même droit à la vie pour tous. Comment répondre à tous ces défis en chrétien ? Est-ce qu’il faut se battre ou se recueillir dans la prière ? Nous avons développé une sorte  d’allergie au langage de lutte, mais est-ce la bonne réponse quand nous nous trouvons au milieu d’une grande bataille culturelle à tous les niveaux ? S’il y a une réelle peur, c’est qu’il y a une réelle tentation, qui est celle de faire ce que l’on appelle de la « théologie politique », c’est-à-dire de penser qu’il nous faut sauver le monde tout seuls. Cela a été toujours une hérésie et nous chrétiens, nous devons éviter cela car nous ne rendrions plus témoignage de Dieu qui a vaincu et sauvé le monde. Cependant, nous sommes appelés à être présent dans le monde et à travailler pour le bien commun. Et cette tâche a nécessairement une dimension politique. Nous ne faisons donc pas du lobbying pour notre propre intérêt, et en ceci il se distingue substantiellement du lobbying classique d’une banque ou d’une entreprise. Nous travaillons au contraire pour la liberté de conscience pour tous, pour une société juste pour tous, pour les mêmes droits fondamentaux pour tous – y compris pour nos opposants. Nous ne défendons pas les intérêts d’une communauté en particulier, et nous n’avons aucun intérêt particulier à défendre.

Qu’est-ce que l’European Dignity Watch, et pourquoi l’avoir fondée ?
SK
Notre ONG, basée à Bruxelles, a été créée il y a 4 ans. Elle a été fondée à la demande de nombreux citoyens et d’ONG, un peu partout en Europe, qui ont pris conscience que cela ne suffisait plus de traiter des questions globales simplement du point de vue local. Nous travaillons sur trois grands champs : la liberté de conscience, le mariage et la famille et la dignité de la vie humaine de la conception jusqu’à la mort naturelle. Ces questions ne s’arrêtent pas à la frontière, même si nous pouvons, à l’échelle d’un pays, modifier des nuances. Nous avons cette volonté de collaborer pour comprendre et expliquer dans nos pays ce qui se passe au niveau européen. C’est vrai, les structures sont complexes, les réseaux très spécifiques. C’est pourquoi en faisant le choix d’être sur place à temps plein, nous pouvons réaliser une veille constante et  une analyse politique en direct. Ceci est la base pour travailler ensuite avec trois réseaux spécifiques : les citoyens qui peuvent s’abonner à notre « Rapport européen », des ONG partout en Europe et au-delà, et un réseau de journalistes en Europe. Il ne faut pas se plaindre si la presse donne un avis peu équilibré si nous ne faisons pas entendre notre point de vue ! De plus en plus, les journalistes reprennent nos analyses. Si nous informons les citoyens, nous les invitons surtout à collaborer. Nous passons par ces réseaux citoyens qui sont pour nous des  « multiplicateurs » d’information, et qui répercuteront l’information auprès de leurs réseaux locaux. Par exemple, nous étions derrière une bonne partie du travail et la diffusion de l’analyse sur les rapports Estrela et Lunacek.

Avez-vous accès directement aux institutions européennes ?
SK Nous sommes en effet accrédités au Parlement européen et dans d’autres organes de l’Union Européenne comme par exemple l’Agence des droits fondamentaux, nous travaillons avec la Commission européenne et avec le Conseil de l’Europe quand il y a un dossier important. Notre travail quotidien est de suivre l’ordre de jour des institutions et d’être en contact fréquent avec les élus et les fonctionnaires.

Comment s’organise concrètement votre travail avec les institutions ?
SK L’accréditation au Parlement nous donne accès à presque tous les documents, les assemblées et les groupes de travail. Nous intervenons dans certains de ces groupes, nous travaillons directement auprès des députés en leur fournissant des arguments et nos analyses.

Quelle est la proportion de députés européens favorables aux idées que vous portez ?
SK
Environ 10% sont très favorables, 10% très hostiles. C’est aux 80% restants que nous nous adressons particulièrement, en essayant de réveiller leurs consciences et d’ouvrir leurs yeux sur les problèmes ou les opportunités qui se posent et qu’ils ne voient pas, parfois sincèrement. A la Commission, qui est l’équivalent d’un gouvernement, c’est encore autre chose car ce n’est pas un organisme de transparence. Nous ne pouvons pas aller à toutes les réunions, mais l’avantage c’est que c’est plus direct. En effet, il ne s’agit plus de mobiliser des majorités mais d’être en contact avec la personne qui est en charge d’un dossier et qui écrit directement un texte qui ensuite passera au Parlement. Le tout est de trouver le bon contact, car c’est une très grande institution où il n’est pas toujours facile de trouver son chemin. Mais une fois le contact établi, là les choses se jouent vraiment. Nous lui fournissons alors les arguments nécessaires, les chiffres, les statistiques, la situation réelle.

Quelle est la place des ONG catholiques ?
SK
Notre ONG est non-confessionnelle mais d’inspiration chrétienne. Nous ne cachons pas notre vision chrétienne de l’homme. De toutes façons aujourd’hui, dès que l’on parle de « liberté de conscience », de « dignité humaine », nous sommes catalogués catholiques… Pour autant, nous avons fait le choix de rester non-confessionnels. Nous voulions montrer à Bruxelles qu’il y a des citoyens vraiment inquiets de certaines mesures touchant à la liberté et à la dignité, et que nous voulons nous investir. Le danger serait de vivre dans une sorte de ghetto chrétien, où nous pouvons nous installer nous-mêmes parce qu’il paraît plus facile de rester entre nous. Mais ce n’est pas notre appel ! Il faut sortir, nous investir, chercher le dialogue, même le débat, communiquer, précisément parce que monde a l’air de perdre les fondements de la vie humaine et de la société. Nous ne travaillons pas avec des arguments théologiques, mais anthropologiques juridiques, philosophiques. Nous rappelons sans cesse le principe de subsidiarité, en redisant quelles sont les compétences de l’Union Européenne et ce qu’il faut laisser aux Etats.

En face de vous, quelles sont les forces en présence ? Jouez-vous à armes égales ?
SK Il y a un réel déséquilibre entre eux et nous. Les structures de notre bord sont de toutes petites structures, tournant sur deux ou trois personnes maximum. Nous ne bénéficions pas d’un grand financement public comme certains de nos opposants. En face de nous, il existe une coalition assez stable entre trois forces. D’abord le lobby LGBT, qui est extrêmement puissant car financé à 70%  par de l’argent public venant de l’Union Européenne et de certains gouvernements (Pays Bas, Angleterre notamment). Ensuite le lobby pro-avortement, puissant également car derrière lui se trouve des organisations à but lucratif comme  International Planned Parenthood ou Marie Stopes International, qui gagnent de centaines de millions d’euros par ans. Enfin le lobby regroupant humanistes, athées et francs-maçons.

Quels sont maintenant les grands travaux et les priorités pour vous ?
SK Tout ce qui tourne autour de l’égalité et de l’anti-discrimination est en ce moment la source de beaucoup de conséquences secondaires très négatives pour les libertés fondamentales. De plus en plus, il y a une compréhension de l’égalité complètement distorsionnée. On veut établir une égalité de résultat et cette égalité doit être absolue. Or cela ne marche pas, et le prix à payer c’est toujours la liberté. C’est une atteinte à l’homme lui-même, car si nous sommes égaux en dignité, nous ne le sommes sous aucun autre point de vue. Chacun est unique, il a ses priorités, ses capacités et, en conséquence, d’autres résultats. En outre, cette vision d’une égalité absolue révèle une vision faussée de la vie en société. La loi doit protéger le plus faible, elle doit répondre aux besoins fondamentaux des plus vulnérables et non aux désirs personnels des individus. Ce n’est que comme cela qu’une société peut vivre ensemble. Toutes les lois qui viennent renforcer cette fausse égalité montrent à quel point nous sommes de plus en plus prêts, et de façon explicite, à sacrifier la liberté des uns et des autres.

Avez-vous des exemples concrets de cela ?
SK On le voit par exemple aux Etats-Unis – et nous prenons le même chemin en Europe – en ce moment deux personnes qui se trouvent accusé devant un tribunal uniquement parce qu’il voulait agir en accord avec leur conscience et sans cause des dommages graves par cela. Un pâtissier qui a refusé de faire un gâteau de mariage pour un couple gay et un fleuriste qui ne voulait pas réaliser la décoration florale d’un mariage homosexuel. Tous deux se trouvent actuellement devant la Cour et risquent aujourd’hui de fermer leur entreprise pour cela. Chez nous, de plus en plus d’arrêts à la Cour Européenne vont dans ce sens. En Angleterre, la totalité des agences catholiques d’adoption ont été contraintes à la fermeture car elles s’opposaient à confier un enfant à un couple homosexuel. Cela veut dire qu’à niveau individuel on force les citoyens d’agir directement contre leur conscience et à niveau institutionnel on concède de moins en moins le droit fondamental aux associations de préserver une identité chrétienne. Est-ce que nous voulons vraiment finir devant la cour parce que nous ne voulions pas faire un gâteau pour quelqu’un d’autre ? Cela contredit toute notre vie en société ! Et les lobbys qui poussent la législation européenne dans ce sens ne se cachent même plus : oui, ils veulent enlever la liberté à tous ceux qui s’opposent à cette vision de la société.

C’est ce à quoi aboutira le rapport Lunacek, par exemple.
SK
Ce rapport le montre bien : on créé l’égalité pour les personnes LGBT, mais on obtient finalement une inégalité pour tout le monde. Cela donne des privilèges à certains groupes en raison de leur orientation sexuelle, en ignorant la protection des droits fondamentaux de chaque citoyen, sans distinction. Cela contredit le cœur des droits de l’homme. Ces droits fondamentaux s’appliquent à tous, ils sont universels, et ne sont pas sous condition de tel ou tel style de vie. Ce genre de législation amène à une inégalité beaucoup plus grande, une discrimination nouvelle envers tous ceux qui veulent suivre leur conscience raisonnablement. Cela produit la maladie pour laquelle on voulait trouver le remède. Il y a encore une grande peur des élus d’aborder ces problèmes car ils pensent que si l’on est contre ce genre de loi, on est contre l’égalité. Or nous sommes les premiers à affirmer que s’il y a des injustices concrètes, de vraies discriminations (mais faut-il encore les prouver), alors oui il faut se battre contre cela ! Pour autant, peut-on forcer quelqu’un avec des lois et des sanctions pénales ? Seulement si c’est proportionné au dégât et s’il n’y a pas d’autres mesures plus douces qui pourraient être appliqués. Par exemple, des campagnes et des mesures politiques pour augmenter la tolérance dans certains domaines. La réponse ne peut pas être dans des lois anti-discrimination qui ont une logique profondément utopique. Or nous le savons, les utopies ne marchent pas.

Mais avec Estrela vous avez obtenu une victoire !
SK
Oui. Derrière cette mesure, il y avait tout le lobby pro-avortement. Cette résolution niait profondément toute dignité humaine. Cette défaite a été, selon eux, historique. Ils ne s’y attendaient pas, ils ont été très déconcertés. Depuis 20 ans, ces lobbys tracent leur route, ils font tout ce qu’ils veulent sans résistance. Pour la première fois, ils ont vu se soulever une mobilisation considérable et ne savent pas très bien d’où cela vient. Nous avons travaillé pendant cinq mois sur ce rapport, pendant quatre mois nous avons bataillé dans les coulisses, en essayant de le retirer de l’agenda. La campagne publique n’a duré finalement qu’un mois…

Comment vivez-vous les défaites, et les victoires ?
SK
Avec le temps, nous apprenons – et c’est important – que si nous faisons ce que nous pouvons, s’il nous est indispensable d’être présents dans ce système et qu’une voix lutte pour le bien commun, la liberté et la dignité de chaque personne, il ne faut pour autant pas croire que nous allons sauver le monde par nous-mêmes. Si c’est le cas, le monde s’écroule au moindre échec, ou alors nous sommes les seuls vainqueurs au premier succès. Or ni l’un ni l’autre n’est vrai. Oui Estrela est un grand succès. La force symbolique était importante, mais si l’on voit les choses avec une vision globale, on voit que c’est un tout petit événement. Il faut continuer.

En quoi les prochaines élections européennes peuvent-elles changer les choses ?
SK A notre place d’observateurs, nous voyons que les choses changent déjà. Il y a une vraie prise de conscience culturelle à l’ouest comme à l’est : la Croatie et la Hongrie ont inscrit le mariage homme-femme dans la constitution, d’autres pays européens se mobilisent pour dans cette même directions, l’Espagne revient sur le droit à l’avortement et la Pologne était très proche de limiter l’avortement légale à un stricte minimum. Si cela peut paraître minoritaire, mais le pape Benoît XVI ne parlait-il pas des « minorités créatives » ? Les renouveaux viennent toujours des minorités, des charismes de certains individus qui peuvent mobiliser beaucoup d’autres. C’est cela que l’on sent aujourd’hui et je  suis convaincue d’en voir le reflet dans les élections. Le Parlement sera sans doute plus à droite, peut-être aussi plus eurosceptique. On peut être pour ou contre cette évolution, mais je crois que nous aurons des nouvelles occasions et portes ouvertes pour nos sujets. Nous espérons d’avoir un débat plus vivant et présent. Il faut se réjouir de tout ce qui peut participer à un vrai débat sur les fondements de l’Europe, car la question que se posent les citoyens est : « Mais, au fond, cette Europe ça va où ? Est-ce que c’est vraiment cela qui nous apporte le bien ? » Non pas que cela relève de l’euroscepticisme, mais cela montre qu’il y a des esprits critiques, et nous en avons besoin. Si l’on est conscient de ce débat culturel, il faut aller voter. Il faut se renseigner sur les candidats et prendre au sérieux notre responsabilité en nous informons et en prenant contact avec les candidats. Pourquoi pas les interroger sur leurs convictions et valeur avant d’aller voter ? Si l’on est critique, alors il faut voter.

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