Natalia Trouiller. Portrait d’une génération

« L’identitarisme est le contraire de ce que l’Évangile nous demande de vivre. »

Dans Confessions des nouveaux enfants du siècle, Natalia Trouiller* dialogue avec Joël Sprung, lui aussi trentenaire catholique, sur leur identité de chrétiens. En apparente rupture avec la génération post-conciliaire qui les a précédés, ils témoignent de leur espérance pour l’Église de France.
Propos recueillis par Claire Villemain
Paru dans le numéro de Janvier 2014 d’Ilestvivant!
Vous dressez, d’après vos témoignages respectifs, le portrait d’une génération qui succède à celle que l’on appelle « post-conciliaire ». Comment et quand est née cette nouvelle génération ?
Elle a, selon moi, germé grâce aux JMJ de Paris. Ce qui s’est passé en ce mois d’août 1997 constitue un élément fondateur pour l’Eglise de France, quelque chose dont on n’a pas tout de suite perçu la portée mais qui porte encore du fruit aujourd’hui.

Le clivage que vous évoquez est-il réellement générationnel ? N’existe-t-il pas des Christine Pedotti de 20 ans et des Natalia Trouiller de 80 ?
Globalement, il s’agit bien d’un clivage générationnel. Le monde dans lequel mes parents vivaient n’est plus du tout le même que celui dans lequel j’ai débuté ma vie d’adulte. A cette époque, les catholiques se disaient : « Le charisme de l’Evangile, c’est l’aide aux pauvres, point ». La tendance de notre génération serait plutôt : « Le charisme de l’Evangile, c’est la défense de la vie, point. » Or il faut tenir les deux, sinon on devient « catho de gauche » ou « catho de droite », au risque de n’être plus catholique.

Quel bilan positif retenir de la génération post-conciliaire ?
Nos aînés ont essayé, avec leurs charismes propres, d’apporter des réponses au monde tel qu’il était. Ils ont énormément travaillé aux œuvres sociales, ils ont fait avancer le dialogue œcuménique. Mais ils ont vécu dans une France « christianiste », au sens que Rémi Brague donne à ce mot. Les gens n’étaient pas forcément plus chrétiens, mais personne n’aurait confondu « carême » et « ramadan », « prêtre » et « moine ». Il y avait entre croyants et non-croyants des valeurs et un vocabulaire communs. Hier, le chrétien était « enfoui » dans la société pour la faire lever. Aujourd’hui il doit être identifiable, ce qui n’est pas toujours le cas.

Pourquoi ?
D’abord à cause de la déchristianisation. Mais aussi parce qu’aujourd’hui, on ne saurait pas dire ce qui différencie un chrétien d’un non-chrétien : ils divorcent comme tout le monde, ils avortent comme tout le monde, ils ne sont pas plus fraternels que les autres. Cela nous a été renvoyé à la figure lors du débat autour du mariage pour tous.

Quelle est la frontière entre identification et identitarisme ?
L’identitarisme est tout le contraire de ce que l’Evangile nous demande de vivre. Il consisterait à afficher des valeurs, quitte à les transgresser allégrement. Nous devons à l’inverse nous réapproprier l’incarnation qui est le fondement de la foi chrétienne. Incarner véritablement cette identité chrétienne, cela passe par une visibilité de notre parole. Les chrétiens doivent être là pour que les Roms soient traités dignement autant que pour dire que la dignité humaine est intrinsèque à l’être humain. La croix est notre symbole : nous sommes à la croisée de l’horizontal et du vertical.

Comment conjuguer identification et évangélisation ?
L’un de va pas sans l’autre. Je n’ai pas de plan pour réformer l’Eglise. En revanche, l’Eglise me donne un plan pour me réformer, moi. A partir du moment où nous aurons une génération de chrétiens cohérents qui veillent devant les ministères pour la vie naissante et pour les enfants Roms, le jour où des chrétiens décideront en conscience d’appliquer ce que nous demande le Christ – que cela corresponde ou pas à ce qu’ils votent – les gens nous reconnaîtront, et ils viendront.

Comment ne pas tomber dans une simple défense de valeurs ?
Cette identité, c’est Jésus qui nous la donne. Que nous dit-il de lui-même, de nous-mêmes et de nos frères ? Sans une relation personnelle avec Dieu, nous restons bloqués dans une idéologie. J’ai été frappée, en décembre dernier, par le débat sur la pénalisation des clients de prostituées. Voir certains catholiques défendre le système prostutionnel alors qu’ils se sont battus comme des lions pour défendre un modèle traditionnel du mariage, cela m’a franchement posé question.

Cette notion de « rencontre personnelle » n’est-elle pas très caractéristique de cette nouvelle génération ?
C’est en tous cas la grâce qui nous est donnée à travers notre société sécularisée. Les chrétiens sont obligés de faire l’expérience de la grâce. Je lisais il y a quelques semaines Frédéric Ozanam, qui se plaignait du déclin de l’Eglise… alors qu’il vivait sous Charles X,  que la religion catholique était religion d’Etat, qu’il y avait le Curé d’Ars et des séminaires pleins à craquer ! Il pressentait que ce n’est pas parce que l’on vit dans un monde chrétien que nous le sommes davantage. Notre société nous oblige à la conversion, et une conversion de tous les instants.

Vous parlez largement dans ce livre de l’obéissance – une notion qui faisait frémir toute la génération post-conciliaire. De quoi parlez-vous exactement ?
Obéissance et remise en cause ne sont pas antinomiques. Il y a ce syllogisme qui consiste à dire qu’à partir du moment où l’on exerce son esprit critique, nous allons forcément rejeter ce que l’on a critiqué. Or je prétends avoir largement exercé mon esprit critique, comme saint Paul nous invite à le faire (« Discernez la valeur de toute chose. Ce qui est bien, gardez-le » 1 Thess 5, 21) : j’ai observé en profondeur ce chemin de salut, et je me suis dit « chiche » en me laissant la liberté d’en rejeter des éléments. Il se trouve que je n’ai rien trouvé à rejeter.

La génération actuelle est-elle suffisamment stimulée dans son esprit critique ?
Malheureusement, nous avons un manque cruel d’une vraie élite intellectuelle dans l’Eglise. Qui prendra la suite de Rémi Brague ou de Jean-Luc Marion ? À une époque, être un laïc catholique c’était faire partie d’une élite intellectuelle. Aujourd’hui, dans l’esprit des gens, si vous êtes très intelligent, vous êtes agnostique ; si vous êtes un peu moins intelligent, vous êtes protestant ; si vous êtes complètement idiot, vous êtes catholique. Il faut montrer aux gens que si la foi peut passer par la révélation, l’un des canaux privilégié de l’entretien de cette foi est l’exercice de la raison.

Quel regard portez-vous sur la génération qui arrive ?
Ils vont avoir à faire face à des défis énormes, que nous commençons tout juste à relever. L’un d’eux est de parvenir à entrer en relation avec les autres, à l’heure où chacun est enfermé dans sa conception de la vérité, où la notion de bien commun n’existe plus. Le dialogue est impossible car il ne semble même plus utile. Or il nous faut repartir, chrétiens et non-chrétiens, à la recherche de cette Vérité. Mais j’ai confiance, car j’ai confiance en Dieu.

Que leur diriez-vous ?
« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. » Cette phrase contient toute la tension du chrétien. Il nous faut annoncer le don du Fils à l’humanité, et ne jamais oublier que si ce Fils a été donné, c’est parce que Dieu aime cette humanité… même si elle nous paraît détestable, et que nous sommes tentés de nous enfermer dans nos paroisses. Dieu aime ce monde, et il ne cesse pas de l’aimer. Il nous faut le ré-enchanter, le regarder tel que Dieu le voit, et tel que Dieu le veut.

> Natalia Trouiller, ancienne journaliste à RCF et La Vie, est chargée de communication du diocèse de Lyon / Crédit photo: Tekoaphotos

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