Témoignage. L’Égypte, après le printemps…

par le père Rafic Greiche, église Saint-Cyril, directeur de presse de l’Eglise catholique, Egypte
Notre chère Égypte vit actuellement un hiver rigoureux, après une amorce tronquée de printemps qui a malheureusement tourné court après la merveilleuse révolution du 25 janvier 2011. Cette révolution exprimait l’espoir de cette jeune Égypte, un pays où plus de cinquante pour cent de la population a moins de vingt ans, avec trois revendications essentielles : « pain, liberté, justice sociale ». Très vite, le mouvement spontané du peuple, tous bords confondus, a été kidnappé et la situation est bien triste : une économie en déconfiture, une démocratie avortée, un chômage amplifié, et un tourisme anéanti…
Mais l’Égypte reste l’Égypte, le plus vieux pays du monde, riche d’une histoire connue multi millénaire, une éternité en arrière et une autre en perspective, avec une pérennité de caractère bien particulière. Un proverbe égyptien qualifie ce beau pays ainsi : « Masr, Omm al-Dounia », « Égypte, mère de l’univers ». Les poètes l’ont toujours chantée au féminin, la considérant comme la source de la vie, la mère si tendre, la femme aimante, la fille si prometteuse…
L’Égypte a pourtant une âme d’adolescente : provocante et rebelle, exaspérant ses interlocuteurs, néanmoins, de son air ingénu, elle les désarme et les fait fondre… l’Égypte reste unique et son peuple, charmant, fier, accueillant, ouvert, souriant, aimant ses hôtes, reconnaissant envers tous ceux qui aiment et apprécient le pays, avec une ironie et un sens de l’humour à toute épreuve. La meilleure arme dans une altercation, c’est de faire rire son adversaire, il est aussitôt vaincu, conquis…
N’oublions pas que l’Égypte est le pays des pharaons. Tous les Égyptiens le sont. Tout le monde est chef d’un chef. Tout le monde donne des instructions, qui peuvent être tout à la fois contradictoires et complémentaires.
En allant visiter des sites fabuleux, comme les pyramides de Guiza, on est tout étonné : qui a dit qu’il n’y avait pas de touristes en Égypte ? Ils sont tous là ! Non, ils sont devant le Sphinx ! Ah ! ils sont plutôt à Saqqarah ! Finalement, ils semblent être partout… C’est un sentiment de microcosme, quand on sait qu’en temps normal, l’Égypte est inondée d’une masse compacte de plusieurs millions de touristes, qui alimentent une industrie représentant une des premières ressources financières du pays et procurant des emplois innombrables…
Au milieu de tous les problèmes vécus par ce peuple si doux, on ne peut qu’être enchanté par le sourire des Égyptiens, qui fait chaud au cœur. Leur bonhomie ne les a pas quittés en dépit des temps si durs. Leur charme est unique.
Ne parlons pas de la dégustation d’un bon « carcadet », cette infusion de fleurs d’hibiscus, servie glacée ou chaude, du célèbre thé à la menthe, du jus de mangue, servi avec tellement de pulpe nature qu’il se « mange » plutôt  que d’être siroté… Citons aussi les célèbres « foul medammes » (fèves cuites à l’étuvée durant toute une nuit), les succulentes « ta‘meyya » ou « falâfel », ces boulettes frites composées de fèves vertes, de coriandre, persil et sésame, l’unique pain « baladi », recouvert de son, ou encore la délicieuse « Omm ‘Ali », ce dessert fait de pâte feuilletée rôtie et macérant dans du lait, avec sa crème, la fameuse « echta » et des noix…  Il y a aussi les « simites » (petit pain en couronne, recouvert de grains de sésame) et les fameux fromages du terroir, genre feta, grec, ou mechch (fromage vieilli)… Sans compter les fruits savoureux : agrumes de toute sorte, citrons doux, goyaves, mangues uniques et les dattes sans pareilles…
Du côté des sites, comme il fait bon se promener dans Le Caire copte (appelé Vieux-Caire), ou Le Caire fatimide à l’architecture fabuleuse avec ses mosquées de pierres taillées et sculptées, leurs portails impressionnants, leurs cours aux arcades en ogives, leurs colonnades, leurs boiseries et leurs cuivres, les moucharabeyyas, claires-voies ajourées… tous les monuments de l’époque mamelouke encore si bien conservés… Quant aux musées, ils sont éblouissants, qu’il s’agisse du musée du Caire  avec ses trésors stupéfiants, la section si fine et sobre consacrée à Akhnaton et Nefertiti ou la richesse de la collection de Toutankhamon avec son masque en or pesant onze kilos, ses sarcophages et catafalques, son trône, les bijoux, les pectoraux, les objets en albâtre ou en granite… Ou encore le musée d’Art islamique, ou le musée des Tissus… Le Caire est une ville d’une richesse et d’une diversité bien denses, une réelle mégalopole de près de 25 millions d’habitants (pour Le Grand Caire, qui est composé de cinq à six villes différentes : Le Caire, Guiza, Qalioub, Hélouan, Héliopolis, Le Nouveau Caire avec ses villes nouvelles…). Alexandrie, aux rivages extraordinaires compte plus de six millions d’habitants, presque autant que le Québec ! Le Caire, ville aux mille minarets et aux plus de cents musées nécessiterait de longues visites pour découvrir ses multiples facettes… Fin février, le chiffre de la population atteignait 92 millions d’habitants. En six mois, on a pu compter un million de plus. Sans compter les innombrables « enfants de la rue » sans papiers et les nombreux analphabètes dont la naissance n’a jamais été enregistrée…
Un élément propre à l’âme de ce pays est la richesse de son artisanat : textiles, au coton incomparable, cuivres, tapis, poterie, cuir, bijoux faits notamment d’argent et de pierres semi précieuses, comme la turquoise et le lapis-lazuli, bois travaillé, métaux ciselés…
Et surtout le site à ne pas rater, ce fameux Midân al-Tahrir où les jeunes ont fait basculer une puissante dictature, l’épicentre du mouvement révolutionnaire, qui ne cesse de rassembler des foules de manifestants et qui est devenu un lieu de récréation pour les Cairotes, avec mille points de distribution de boissons chaudes, thé ou carcadet, des expositions de panneaux, de banderoles aux slogans virulents ou comiques, et une foison de peintures murales et graffiti sur les murs de béton élevés par la police pour barrer les avenues menant au parlement et aux ministères… Aucune barrière ne semble arrêter les vagues de mécontentement et d’opposition… On découvre alors une énergie sans pareille et un courage insoupçonné, en dépit des innombrables victimes…
L’Égypte est aussi le pays des contrastes. Hérodote en la traversant pour la découvrir l’avait déjà taxée de l’attribut du « paradoxe ». Cela reste très actuel : femmes voilées ou pas, sobrement mises ou habillées et maquillées avec recherche, lenteur et diligence dans l’infernal trafic, rouspétance véhémente et rigolades déferlantes, franchise d’expression et discernement réaliste des entraves et écueils avec les espoirs convaincus de jours meilleurs et la merveilleuse expression qui panse tous les maux : « al-hamdou li-Llâh » (rendons grâce à Dieu)…
Aujourd’hui, on peut découvrir un nouveau visage de l’Égypte éternelle, celui de la jeunesse, de la détermination, de l’espoir, du réalisme… Mais aussi on est heureux de retrouver la bonhomie du peuple, son sourire à toute épreuve, sa serviabilité, son sens de l’humour et sa capacité de rebondir… Il ne faut pas hésiter à aller s’imprégner de cette atmosphère, découvrir ou redécouvrir des sites enchanteurs, comme la Haute Égypte, avec ses temples, ses mastabas, ses pyramides, la longue vallée s’étirant de part et d’autre de ce plus long fleuve au monde, ses palmiers tellement différents selon les régions, ses felouques, ses littoraux azuréens et ses déserts ondulés… Mais aussi l’Égypte des hommes et des femmes, des innombrables enfants, avec tant et tant à faire pour améliorer leur sort et renforcer leur santé…
Les problèmes sociopolitiques que vit l’Égypte aujourd’hui sont désastreux : les prix montent, les pénuries et disettes se profilent à l’horizon proche, le mécontentement s’amplifie et se généralise, la gestion du pays est un échec, la démocratie promise, un leurre, les promesses répétées inlassablement depuis un an sont une mystification considérable, le désenchantement est général et l’image d’ensemble est bien sombre…
L’espoir réside désormais dans la nature du peuple que les fondamentalistes et extrémistes de tous bords veulent déformer et distordre pour l’amener à se fermer, à semer la division. Mais on ne peut chasser un naturel pérenne depuis tant de milliers d’années… L’Égypte demeurera l’Égypte et la nature humaine si bonne de son peuple reprendra le dessus. Nous aurons sans doute des années dures, que nous espérons brèves, mais le pays se redressera et saura rebondir et se débarrasser du fanatisme et de l’ignorance… L’Égypte est aux Égyptiens et non à des bandes qui prétendent utiliser la religion à des fins politiques et la confondre avec leurs propres intérêts, leur soif du pouvoir et leur désir d’anéantir l’appartenance au terroir au profit de l’hégémonie intégriste…
L’espérance réside dans le peuple en général, dans les opposants à toute dictature, dans l’effort de l’opposition libérale de s’organiser et dans la leçon que viennent de nous donner les Églises d’Égypte, qui, en dépit de leurs divergences (orthodoxes, catholiques et protestants de diverses dénominations) ont récemment constitué un Conseil des Églises d’Égypte. Sa Sainteté le pape Tawadraus (Théodore) II, pape d’Alexandrie et patriarche copte orthodoxe surmonte tous les clivages et proclamant une ouverture de cœur d’une sincérité absolue.
Seule l’union et la coordination de toutes ces forces donnera la possibilité de dissiper les nuages noirs de la fermeture d’esprit et de l’incurie.
L’Égypte a vécu bien des vicissitudes, parfois pires que ce qui l’assombrit aujourd’hui, et elle a pu rebondir tant et tant… C’est ce qui alimente nos espoirs et nous aidera à affronter avec courage et détermination les jours si noirs qui brouillent le ciel habituellement si clair de la vallée du Nil.

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