Réanimer vaut-il le coup ? Le témoignage d’un médecin

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Je suis le médecin d’un foyer d’accueil médicalisé pour des personnes lésées cérébrales dont les séquelles confèrent une dépendance motivant une orientation en structure.

Après un traumatisme crânien ou une lésion cérébrale subite, le “ramassage” est suivi d’une réanimation ; puis c’est l’IRM : des lésions étendues apparaissent. C’est déjà un certain pronostic même s’il y a parfois de bonnes surprises.
Deux neurochirurgiens discouraient dans mon bureau récemment : « Bientôt, on ne maintiendra plus la réanimation devant de telles images (inondation ventriculaire ou lésion étendue). Comme cela, il n’y aura plus “ça” », en parlant des résidents. Et j’entendais de mon bureau “ça” qui chantaient, à tue-tête et dans la joie, un karaoké dans une superbe salle colorée et décorée de leurs superbes tableaux… « “Ça” sont bien vivants! Entendez-vous ? », leur ai-je répondu.
Marc, 47 ans, est arrivé dans le centre à l’âge de 27 ans. À l’époque, il monte dans un bus et il est victime d’un malaise : une fibrillation ventriculaire. Un massage cardiaque le garde en vie mais le cerveau a été insuffisamment oxygéné : l’anoxie cérébrale entraîne des séquelles, particulièrement sur le plan de la mémoire. Marc vit ce qu’on appelle un oubli à mesure : plus rien de nouveau ne peut s’imprimer. Le matin, il ne sait ni où il est, ni à qui il a à faire, ni quel jour on est ; s’il vous croise dans le couloir il vous redira à chaque fois « Bonjour ! » avec son bon sourire ; il cherche sans cesse son chemin et ne se reconnaît nulle part. Il a perdu les codes automatiques pour s’habiller ou faire sa toilette dans un ordre logique. Le travail n’est pas possible car il oublie la consigne. Il est difficile de reconstituer son histoire avec lui car il a des flashs mais sans continuité. Marc est très cultivé, passionné d’art et d’histoire ; son savoir encyclopédique demeure en grande partie et il nous bat dans tous les jeux faisant appel à la culture.
Récemment Marc m’a confié : « Nous sommes en 2018 ? Vous êtes certaine ? Mais je ne sais pas ce que j’ai fait toutes ces années : je devrais avoir fait des études, avoir un métier, être autonome, et je suis ici ! Je ne me souviens de rien, je me sens perdu, comme un bateau sans gouvernail, je ne sais pas où est le port où je dois aller et je ne peux pas y aller, étrange sensation qui peut m’envahir au réveil ou au détour de la journée : vivre dans un monde dont j’ignore tout ! Je sais, je l’ai déjà vu, peut-être, je crois bien, je ne sais pas où. Je me sens un peu malheureux, j’ai l’impression d’être oublié. Le manque de lien me donne l’impression de ne m’intéresser qu’à moi ; je n’arrive pas à accepter que les personnes importantes pour moi soient si peu présentes. Je crois leur avoir parlé mais pas complètement, pas récemment. Vous savez, il faut que je me fasse une raison, j’ai tout oublié, presque tout, et si j’ai des souvenirs, je ne sais pas comment les retrouver ; c’est comme ça, ça aurait pu être pire : je devrais être mort. »
On voit certes que Marc est touché dans son identité, dans son estime de lui-même et dans son sentiment d’appartenance. Mais il demande à vivre et il vient chercher dans notre centre le “béquillage” nécessaire.
Tous les matins, on se présente toujours avec respect, on lui dit où il est et le jour que l’on est. C’est tout de suite un apaisement. On le regarde comme un adulte capable de choix, d’initiatives. Il faut l’accompagner en créant une familiarisation dans les activités de la vie quotidienne. Il est consulté avant toute organisation et toute décision.
On essaie de trouver des outils pour qu’il puisse s’approprier une certaine maîtrise de son monde et de ses relations : arbre généalogique, agenda, planning, fiches indicatives, montre parlante etc. indiquer son studio (affiche d’un chanteur qu’il aime) et les locaux avec des pictogrammes (dessins symboliques : ex : un stéthoscope pour le bureau du médecin) ; les photos sont importantes : toutes les activités ou séjour sont photographiées pour pouvoir en reparler.
En lien avec sa famille, on écrit avec lui son histoire pour créer le pont entre l’avant et l’après.
On recherche ses domaines de performances : du fait de sa culture, Marc va à des expositions, des conférences ou des concerts ; il a gardé la possibilité de jouer aux échecs. Il est très créatif : il écrit de belles choses, fait de magnifiques tableaux ; il aime ce qui se fait par le toucher qui lui donne une réalité plus claire (contact avec l’animal). Il est très en demande d’activités “utiles” ; ce sentiment d’utilité est source de confiance : faire du pain à partager, du jardin pour vendre les légumes, faire une maquette du centre, reporter la météo du jour sur un tableau. Tout cela bien sûr accompagné.
Marc aime le chant et curieusement, il retient les anciennes chansons, mais aussi les nouvelles. La musique a une grande place dans notre centre.
Marc parle beaucoup de son désir d’amitié, d’amour ; garder le lien familial de fils, de frère, est important ; charge à nous de lui rappeler tous ceux qui l’entourent et de faire vivre ces liens.
Réanimer vaut-il le coup ? On ne peut pas nier qu’il y a un chemin de souffrance pour ces personnes et pour leurs proches, et que cela implique pour la société une volonté d’accompagnement et un investissement financier notable. Mais qui peut dire n’être pas débiteur ?
On ne peut pas nier non plus qu’ils sont bien vivants aujourd’hui.
Ils sont des vivants qui gardent une dignité. La preuve : lorsque nous les traitons en adulte, avec respect, ils s’apaisent ; ils gardent leur personnalité, leur tempérament,  leurs goûts. Ils sont en recherche constante du sens à donner à leur vie, caractéristique de la personne humaine.
Ces personnes ont des capacités créatives étonnantes. Elles cultivent des liens d’amitié, avec une belle capacité d’empathie ; de plus, leur vulnérabilité favorise le rapprochement et la cohésion entre les membres de leurs familles. Elles sont enfin vecteurs de générosité chez les professionnels qui les entourent et chez tous les bénévoles qui interviennent.
Myriam
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